48 heures Chrono


Mercredi 7 mai 2014.

 

Je n’ai encore rien pu avaler ce midi. Déjà deux jours que j’ai cette boule à la place de l’estomac qui m’empêche d’ingurgiter la moindre bouchée.

Deux jours que Charlie m’a plaqué.

 

-Tu comprends Bérénice, c’était une erreur nous deux. Tu es une chic fille, mais il vaut mieux arrêter là, je te rends ta liberté.

 

Ma liberté, pour ce que j’en ai à faire ! ça fait trente ans que je suis libre. Pas un seul amoureux depuis  l’adolescent boutonneux qui m’a volé mon premier baiser entre deux scènes de « La vie est belle » dans la pénombre du cinéma de mon quartier. Un baiser suivi de… rien…juste un « Ciao à la prochaine ! », une prochaine qui n’est jamais venue.

 

Alors après trente jours de flirt avec Charlie,  j’y ai cru au grand amour moi !

Et voilà tout çà pour rien. Retour à la case départ. Départ de quoi ? D’une vie de merde ?

J’ai bien remarqué que depuis la semaine dernière, Bertrand tournait le regard un peu trop souvent vers  la nouvelle secrétaire du bureau d’à côté, cette Claudia je ne sais quoi.

Elle a pourtant l’air sympa cette fille, elle a accepté qu’on échange nos bureaux ce matin.

 

Il faut que je remettre de l’ordre dans ma tête, à commencer  par mon bureau. J’entasse avec méthode des piles bien nettes.  Dans un déménagement, ne garder que l’essentiel.

 

C’est quoi cette enveloppe glissée sous mon sous-main ? J’ai un coup au cœur, c’est comme cela qu’on a commencé nous deux. Il m’a glissé une enveloppe exactement à la même place, mais dans le bureau d’à côté. Du bout de l’ongle, je décachette la lettre et en sort  un papier beige recouvert de la fine écriture penchée de mon ex.

 

« Bonjour Claudia. Je suis Charlie, ingénieur au service transports. Cela fait longtemps que je souhaitais vous parler. Pourriez-vous venir vendredi prochain, au Comptoir des Iles, vers 18 heures ? J’espère vous y retrouver. A bientôt. Charlie. »

Ah le salaud ! Là voilà la raison de sa rupture. Et moi qui était émue du romantisme clandestin. C’est sa méthode de drague à ce type.

Et elle, si elle croit  qu’elle va me le voler, mon Charlie, elle se fiche le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! Il ne veut peut-être plus de moi, mais, elle ne l’aura pas non plus.

Je  me lève d’un bond de ma chaise de bureau et glisse avec détermination l’enveloppe blanche dans le broyeur à papier. Et hop ! Première étape…

 

 

Vendredi 9 mai 2014, 17h.

 

J’ai passé la journée d’hier à peaufiner ma vengeance. Toute la matinée, j’ai listé, à partir du serveur de l’entreprise, le nom de toutes les femmes qui travaillent chez « Transports  Charpentier », sans distinction d’âge et d’emploi. Cela fait au bas mot une cinquantaine de personnes qui recevront la même invitation que moi il y a un mois, et que celle de Claudia … Car je me charge d’en envoyer une aussi à cette mijaurée, histoire de tuer l’amour dans l’œuf…et puis en même temps ça m’arrange bien de penser que, quelque part, je lui rends service. J’ai invité toutes ces femmes à 17h45 précises, au Comptoir des Iles ce soir. J’ai recopié l’invitation et l’ai personnalisée avec le prénom de chacune.

 

J’ai poussé le vice à répondre à Charlie, au nom de Claudia le remerciant et lui demandant de ne pas arriver avant 18h, sous le prétexte «  je n’aime pas les hommes empressés ».

 

Ce matin, je suis arrivée deux heures avant l’ouverture des bureaux, et j’ai glissé sous chaque sous-main des bureaux de ces dames, dans chaque placard de l’équipe de nettoyage, sur le siège de chaque camion de nos femmes chauffeurs, et même dans l’agenda de la patronne, une petite enveloppe blanche dont le coin dépasse légèrement.

Je n’ai bien sûr pas oublié de placer la lettre destinée à mon cher Charlie sous l’abattant de son ordinateur portable.

 

Je suis ressortie, je suis allée boire un café au troquet du coin, et j’ai embauché à l’heure prévue en même temps que mes collègues. J’ai juste croisé le regard de Charlie qui a aussitôt baissé le sien.

 

Le reste de ma journée de travail s’est déroulé avec la même routine que d’ordinaire, j’éprouvai tout au plus, la sensation délicieuse de l’avant-goût d’un moment de plaisir que je n’avais jamais éprouvé depuis longtemps.

J’observai toute la journée du coin de l’œil, l’attitude des unes et des autres, mais rien ne fut dévoilé, ni par les regards, ni par les mots. Charlie paraissait transparent, preuve qu’il était rompu  à ce genre de fourberie.

 

J’avais trois quart d’heure devant moi, le temps nécessaire d’aller chercher un dernier accessoire et de me rendre à pied au Comptoir des Iles.

 

17h58

Je suis arrivée depuis vingt minutes, et j’ai vu arriver tour à tour un certain nombre de femmes de l’entreprise. La plupart ne se connaissent pas, et se sont assises à des endroits divers de la salle. J’en ai compté vingt.

Deux ou trois ont eu l’air étonné de la présence d’une collègue en ce lieu, mais sont néanmoins restées, la curiosité étant la plus forte - .ou est-ce l’attrait d’une rencontre clandestine avec un beau mâle de la boite ? -  Probablement les deux…

Une seule a fait demi-tour. Un moment de lucidité tardive sans doute…

La patronne est arrivée en dernier.

Toutes jettent des regards furtifs vers la pendule située au dessus de la porte d’entrée.

 

Vingt paires d’yeux convergent vers Charlie quand il pousse la porte du Comptoir des Iles. Si on y ajoute la mienne et celle de l’employée de l’établissement, ça fait beaucoup d’yeux pour un seul homme, et il reste un moment interdit devant tant de regards braqués sur lui.  Il fait même un pas en arrière en reconnaissant Claudia, assise non loin de moi.

C’est à ce moment que je place mon estocade.

 

De la main droite, j’empoigne le micro sans fil que j’ai loué la veille  et la lettre dans l’autre main, j’en commence la lecture d’une voix claire et amplifiée.

Charlie est blanc comme un lingue et semble avoir perdu la faculté de fermer la bouche

Deux secondes de silence total, puis une fuite synchronisée quasi générale me fait penser à une envolée de moineaux après un coup de feu.

Claudia est la suivante à se lever. Elle s’arrête devant Charlie et lui envoie une claque retentissante sur la joue, avant de passer la porte, le menton en l’air.

La patronne se contente de lâcher d’un air dédaigneux :

-       Vous êtes viré mon vieux…

Et moi… Hé bien moi, je range méthodiquement le micro dans mon sac, remets mon manteautranquillement et passe devant Charlie et sa joue rouge avec un sourire narquois.

« Salut mon chéri. Tu as raison, nous deux çà ne pouvait pas coller… »