Je resserrai frileusement mon écharpe autour de mon cou. Bon Dieu ! Qu’il faisait donc humide dans ce pays… Depuis une semaine, la pluie n’arrêtait pas de délaver le ciel, à croire qu’il devenait de plus en plus transparent chaque jour. Les nuages, comme des ogres affamés, dévoraient systématiquement le moindre rayon de soleil.
J’étais frigorifié. L’air s’engouffrait insidieusement autour des bow windows, dans toutes les pièces de cette vieille maison victorienne de St James Street. Je me levai du canapé où, blotti mon ordinateur sur les genoux, un plaid écossais sur les jambes, je révisais les performances du langage Java.
- - Ce n’est pas possible, on se croirait dehors ! grommelai-je en suivant d’instinct le courant d'air glacial qui émanait de la chambre à coucher.
En pénétrant dans la pièce, j’aperçus la fenêtre grande ouverte. Un tourbillon avait précipité les feuilles brunes-orangées des arbres de St james Park, sur le vieux parquet non ciré. iI y en avait même éparpillées sur le lit. Octobre aimait jouer avec les couleurs…et les nerfs de l’expatrié que j’étais.
- Elle est inconsciente! Elle a encore laissé la fenêtre ouverte, m’écriai-je agacé, en me précipitant pour rabattre le vantail coulissant.
Je ramassais une à une les feuilles de platanes, immiscées dans l’immense lit qui occupait la majeure partie de l’espace. Depuis notre rencontre, il n’avait pas beaucoup été recouvert de sa couette, ni très longtemps resté inoccupé.
Je revis en une seconde nos corps enlacés sous les draps froids, je sentis le corps parfumé et brûlant de Jennifer. De merveilleuses sensations de chaud et froid que nous explorions sans modération depuis deux mois. Cette fille était certes le soleil personnifié, mais elle n’en n'avait pas que la luminosité. Elle était une braise incandescente, irradiait de toute part, provoquant en moi des vagues de chaleur récurrentes. Il faut dire que sa façon de se vêtir était pour beaucoup dans l’effet calorifère sur ma petite personne sans expérience. Trainant dans son sillage un parfum sucré irrésistible, toujours affrio-moulante ( mot inventé par mes soins parce qu’il lui allait si bien) et courte vêtue, elle avait fait s’envoler presque tous mes complexes et s’amusait chaque jour à participer à ma thérapie anti-timidité.
Je rougissais encore de temps en temps quand en m’embrassant goulument, elle me disait :
- Renaud,.. Get into this bed and make love to me, right now ! ( Viens dans ce lit et fais-moi l’amour ,tout de suite ! )
J’avais vite compris qu’on ne pouvait pas dire ‘No » à Miss Jennifer Priesley. Je n’essayais même pas. Quand Jennifer était avec moi, j’avais la fièvre au corps…car Jennifer avait toujours chaud….tellement chaud qu’elle ouvrait toutes les fenêtres de la maison... tout le temps...même quand elle n'était pas là.
J’imaginais les plaisanteries graveleuses des garçons de ma promo en France.
- - Hé les gars, « Marche à l’ombre » s’est trouvé une « chaudasse » qui a le feu au cul. ! Au feu les pompiers !
IL y avait peu de pompiers ici, malgré les nombreuses sirènes stridentes qu’on entendait d’autant mieux puisque que les fenêtres restaient grandes ouvertes…
Et Jennifer qui se baladaient toujours à poil comme si de rien n’était…
C’était à peu près les seuls deux travers de Jennifer… Mais deux travers… qui me restaient en travers. Moi j'avais juste chaud quand elle était là... Le reste du temps, c'était juste insupportable de vivre avec une fille de l'air !
La fin du mois d’octobre arriva. ..Et la fin de mon stage aussi. Dans quelques jours, il me faudrait reprendre l’avion, retrouver le sol français, mes parents, ma maison, ma ville, le fil de mes études…et ma bande de harceleurs…
Je sentais que j’avais fait un pas vers la guérison. Quand je pensais à eux, ils me paraissaient très éloignés, mais il me semblait que si demain je me trouvais en leur présence, je serais capable de passer devant eux sans raser les murs. Peut-être pas leur parler, mais au moins les ignorer.
Jenny semblait soucieuse depuis deux jours, préoccupée par des pensées qui l’empêchaient de rire pour un oui pour un non comme à l’ordinaire. Son petit museau de musaraigne ne se fronçait plus sous l’effet de désopilantes grimaces et elle avait mis un pull…
La veille de mon départ, les fenêtres restèrent fermées toute la matinée. Du coup, j’eus presque chaud en pliant mes chemises et en les empliant sur le bord de la couette.
Elle ne disait rien, me regardait ouvrir ma valise et placer les premiers effets à l’intérieur du bagage. De temps en temps, elle semblait absorbée par une vidéo qui défilait sur l’écran de son Mac Book, puis elle levait son menton, le nez en l’air comme un écrivain chercherait une inspiration.
Puis l’incroyable se produisit…
Comme un diable extirpé de sa boite, Jennifer bondit du lit. Elle arracha le passeport que je m’apprêtais à ranger. Elle retourna ma valise pour en vider le contenu et devant mon air abasourdi, s’écria en retirant son pull et en le jetant par terre :
- Don’t move Darling !
Interloqué, je suspendis mon geste, dans l’attente inquiète de l’instant suivant. Le suspens fut à la hauteur de la chute, si j'ose dire.
Jennifer Priesley, à l’instar d’un acteur romantique français du début du siècle, se planta à mes pieds, un genou à terre ; elle mit sa main gauche sur son coeur et déclama dans le français le plus horrible qui soit.
- - Renaud, je veux te marier, s’il te plait donne-moi ta main droite.
Elle était adorable, presque nue à mes genoux. ..Absolument craquante. En un instant j’ai compris que si je lui disait oui, on vivrait tous les jours ensemble, on aurait des enfants : une fille dévergondée et réchauffée et un garçon timide et frileux. J'ai intégré en un rien de temps, que je serai un perpétuel enrhumé, car à cause ma timidité naturelle, je n'oserais peut-être jamais lui avouer que j'avais froid quand elle n'était pas là.
J’ai imaginé la tête de mes parents devant cette fille excentrique et superbe : celle de ma mère choquée du peu de surface corporelle couvert de sa future belle-fille, celle de mon père, flatté et même un peu émoustillé sur les bords.
J'ai vu tout cela en une demi-seconde à peine
Et pour la première fois de ma vie j’ai hurlé, de rire, de joie, de soulagement, un rire libérateur :
- YESSSSSS !!!!!!