BruCe et Le BalAyeUr De SoleIL


 

Il était là, au beau milieu de la place, vêtu de la combinaison de travail qu’ont  habituellement les jardiniers, d’une couleur vert « printemps » quelle que soit la saison. Qu’importe qu’on soit en automne, la tenue est invariablement de la même couleur. On pourrait imaginer que c’est un bon moyen de ne pas la tacher avec les déjections d’herbe coupée…même pas, parce que la couleur est similaire quand il n’y a plus de pelouse à tondre. Une couleur à gerber…

L’homme aurait pu tout aussi bien être vêtu de noir ou de gris, ou même être tout nu, personne ne prêtait la moindre attention à sa personne. Il était debout, seul, un balai entre les mains, au milieu des badauds, lesquels entendaient bien profiter du beau temps exceptionnel et du soleil qui répandait ses rayons sur les bancs alentours.

Moi, j’étais là, comme les autres, affalé sur un banc qui jouxtait le bassin aux poissons rouges, le menton relevé vers le ciel bleu  qui semblait dire : 

« Profitez bien mes amis…ce sont les derniers beaux jours », avec ce sentiment de puissance que confère  un azur à peine voilé en plein mois d’octobre.

Il aurait fallu nous payer mes congénères et moi, pour que l’on bouge le moindre  centimètre carré de notre corps, posé sur ces bancs de bois. Alors vous pensez bien que l’homme  planté en plein milieu de l’allée, nous importait peu. Le soleil dardait ses rayons sur nos visages, c’était le principal, une façon de nous persuader qu’on était encore en été.

Mon téléphone se mit à vibrer dans la poche de mon jean (je me demandais encore quel moment d’aberration m’avait poussé à recouvrir mes jambes par un temps pareil)

Avec un soupir, je me penchai sur le côté pour me permettre d’attraper l’empêcheur de bronzer en rond, et ce faisant, je détournai mon regard du ciel, balayant ainsi la scène devant moi.

C’est à ce moment là que j’aperçu l’homme et son balai.

Je n’ai pas compris tout de suite ce qui se passait …je me relevai et m’assis un peu plus droit sur mon siège, tout   en jetant un air distrait au message reçu… d’un seul coup intrigué par la curieuse façon d’utiliser son instrument de travail de l’homme en vert. Un jardinier jardine, ou bien il ramasse les feuilles  des arbres que le vent d’automne s’amuse à décoiffer…

      Il ne  balaie pas les ronds de soleil dessinés sur le goudron des allées  quand même !

C'est pourtant bien ce que faisait cet hurluberlu….Mes yeux zoomèrent sur l’individu et sa surprenante occupation, en quête d’une explication rationnelle à son attitude.

Avec les poils de son balai fagot, il rassemblait tous les halos lumineux formés par le soleil sur le sol,  puis les poussait énergiquement vers les racines d’un arbre à proximité. A chaque fois, que l’homme attrapait un rond de soleil, il s’acharnait dessus et le réduisait en miette.


C’était proprement scandaleux ! Ou plutôt salement moche de sa part…car je venais de m’apercevoir que la manœuvre de ce pervers du balai, effaçait un peu de la luminosité du ciel, à chaque fois qu’un rond de soleil disparaissait dans un  sac poubelle ouvert  au pied de l’arbre. L’enveloppe noire du sac plastifié devenait de plus en plus fluorescente, au fur et à mesure que les cercles dorés s’engouffraient dedans, et simultanément le bleu du ciel se ternissait.

L’homme croisa mon regard outré. Il affichait un air sardonique sur son visage lunaire, et sur sa bouche aux commissures retroussées, je pouvais lire toute la jubilation que ma réaction lui procurait.

« ça t’apprendra à jouir de la vie, mon agneau, tu  ne me reconnais pas ?  C’est moi… Le balayeur de soleil l celui qui emporte votre astre adoré pendant six mois  de l’année  et rapporte le froid  à la place Ah ah ah !!! , gloussa t-il  silencieusement, l’œil mauvais.

Le sac était à moitié plein, le ciel était à moitié vide. Certains badauds, dociles n’ayant rien remarqué, avaient simplement quitté leur banc, et rentraient chez eux tranquillement.

Moi je savais… je pouvais encore faire quelque chose…encore quelques minutes avant la fermeture de ce satané sac …

J’aurais pu me lever d’un bond et courir vers le sac poubelle, le secouer et libérer les rayons… j’étais le seul à avoir compris les manigances du balayeur. C’était facile pour moi, j’étais en pleine force de l’âge, capable d’en découdre avec ce minable, somme toute assez chétif. Et puis ça sert à quoi de prendre des cours d’Aïkido, si ce n’est pas pour se défendre hein ? Car il s’agissait bien de cela. : Empêcher  la grisaille de s’installer sur nos têtes…un véritable acte de bravoure...le sauvetage de notre moral, de notre bonne humeur et de notre peau dorée.                                            

- Allez Bruce, remue-toi les fesses !

J’aurais dû arracher le balai de ses mains voleuses. Sûr qu’il se serait sauvé en courant, laissant le soleil reprendre sa place tout là-haut au dessus de nos têtes…

C’était facile de se lever….si l’homme ne m’avait pas regardé avec ce regard glacé qui m’avait pétrifié sur place.

 Au lieu de ça,  j’ai baissé les yeux, enfilé le pull et mis l’écharpe que ma femme prévoyante (je l’avais même traitée de rabat-joie ce matin) avait placé dans mon sac à dos, « au cas où » a-t-elle coutume de dire.

Je me suis levé  lentement, en évitant de croiser une nouvelle fois le regard triomphant du balayeur, puis je me suis dirigé silencieusement  vers la porte du parc qui donnait sur la rue. Il faisait déjà bien sombre pour dix-sept heures. Je remontai le col de mon manteau sur mon cou frileux, resserrai un peu plus mon écharpe en baissant la tête.

J’entendis derrière moi un ricanement que je choisis d’associer au grincement du portillon. Je me risquai  néanmoins à me retourner.

L’homme avait disparu, le sac poubelle aussi. Ne restait plus qu’un vieux balai fagot, abandonné au pied de l’arbre.

J‘accélérai le pas. Il commençait à faire bien froid, sans soleil…