Elvire a disparu


 jumelles

 

« Vous êtes bien sur le portable d’Elvire, laissez-moi un message et je vous rappellerai »

- Allez Elvire décroche bon sang ! Qu’est-ce qui t’a pris de me planter là ? Tu sais bien qu’on a promis d’être à la maison de bonne heure. Papy et Mamy reviennent de voyage, on va se faire massacrer par maman si on est en retard…Tu la connais…Qu’est-ce que tu fiches dans cette voiture ? »

Bip bip bip….

Intriguée, Antonelle remet son portable dans sa poche. Ça ne ressemble pas à sa jumelle de ne pas répondre… et encore moins de monter dans une voiture sans la prévenir…Elles ne se quittent jamais  … deux doigts de la main fusionnés comme une syndactylie ; l’une bouge, l’autre suit. En se moquant gentiment, la voisine les qualifie de : « deux images identiques, des photocopies aussi sages l’une que l’autre ».

 Cet après-midi, la prof de gestion a retenu Antonelle à la fin du cours, pour lui montrer un mot qu’elle avait trouvé sur son bureau. Il était noté en lettres capitales :

 « DEMANDEZ A ANTONELLE DE VOUS PARLER DE CE QU’A FAIT ELVIRE »

 Après avoir expliqué qu’elle ne comprenait rien du tout à ce message farfelu, elle s’est précipitée vers la sortie du lycée Albert Sorel où les deux jeunes filles de seize ans suivent une formation de B.E.P hôtellerie. Elle a aperçu sa sœur une cinquantaine de mètres plus loin dans la rue du Labrador et elle a accéléré le pas pour la rattraper.

voiture manga Elvire avait la tête penchée vers la vitre avant d’une voiture grise, ses longs cheveux formant un rideau blond entre son visage et celui de la personne qui était au volant. Elle a pris un papier que lui tendait une main d’homme, elle a semblé répondre quelque chose, puis a ouvert la porte arrière du véhicule et s’est engouffrée vivement à l’intérieur.

 

 Hé ! Elvire, attends-moi ! » a crié Antonelle. Peine perdue, la voiture venait de démarrer en trombe, la laissant abasourdie sur le trottoir. Elle resta plantée là, bouche bée, plusieurs  dizaines de secondes avant d’être capable d’amorcer le geste d’attraper son téléphone.

 

Nouvelle tentative infructueuse…trois essais espacés de dix minutes…toujours le répondeur. ..ça fait une demi-heure et là, ça devient franchement anormal. Antonelle sent la panique l’envahir. Ses jambes flageolent et l’obligent à s’assoir sur le bord glacé du trottoir. Il a neigé hier et dans les caniveaux persistent des reliquats blancs sales. L’idée qu’elle risque de tacher son jean et de se faire punir en rentrant,  l’effleure à peine.

 Remettre de l’ordre dans ses idées…ne pas céder à la panique, il y a forcément une explication. C’est elle d’ordinaire la plus pragmatique, elle qui raisonne, qui prend les décisions…Elvire est la rêveuse des deux, un peu étourdie mais le cœur sur la main et toujours prête à rendre service.

 Mais qu’est-ce qui lui est encore passé par la tête ? », s’inquiète Antonelle

 Son ventre se serre brutalement à l’idée folle qui l’assaille : Et si sa sœur avait été victime d’un enlèvement ?…car une chose est sûre, même si elle a vu Elvire monter de son plein gré dans cette voiture,  sa jumelle  aurait du lui envoyer un texto pour la rassurer.

 Là…rien…rien de rien…

 Elle a des ennuisc’est sûr…Je dois prévenir maman le plus vite possible », se dit Antonelle avec angoisse

 

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 La poignée de la porte d’entrée de l’appartement échappe des doigts engourdis d’Antonelle et claque brutalement.

 - Hé ! Doucement les filles ! Et mettez les patins s’il vous plait »

 Machinalement, Antonelle quitte ses chaussures, pose ses petits pieds sur les bouts de tissus écossais posés en ligne sur le sol ciré, et se dirige en glissant vers la cuisine. Elle s’arrête sur le pas de la porte - Maman déteste qu’on empiète sur son espace - Elle n’a même pas tourné la tête, occupée à monter une crème en Chantilly

 - Maman…. Je.. 

- Antonelle, Elvire, votre grand-mère se repose dans la chambre d’amis, pendant que votre grand-père est parti faire un tour. Allez vite l’embrasser », ordonne maman sans se retourner

- Maman…attends…

- Antonelle, cesse de discuter et suis ta sœur…

- Oui M ‘man

- Et arrête de dire M’mam, articule un peu pour une fois…

- Oui maman

 Les patins font docilement 180 degrés sur le parquet acajou et se dirigent vers la pièce située au fond de l’appartement de famille. Il appartient à un ensemble de logements cossus situés dans un immeuble ancien d’un quartier bourgeois de Honfleur, à la fois à proximité du port, mais malgré tout à l’écart des rues les plus touristiques de la petite ville normande ; Un troisième étage sans ascenseur, ce qui ne pose pas de problème à maman qui monte allègrement les cinquante marches plusieurs fois par jour.

 Elle a failli déménager quand son mari est parti il y a maintenant douze ans - les jumelles avaient quatre ans, et Paul à peine quelques mois – Elle a tenu bon, comme un navire au milieu d’une tempête, et pour mieux résister, s’est endurcie jour après jour…Antonelle ne se souvient pas l’avoir entendue rire depuis  des années…ni évoquer une seule fois l’existence de ce père « parti sans laisser d’adresse » Heureusement que Mamy était là…Elle n’a jamais voulu juger son gendre, malgré les circonstances accablantes.

 Les filles ont adopté la sagesse comme ligne de conduite et de tranquillité. Paul a opté lui, pour un parcours plus aléatoire, passant par la musique rock, et cherche encore son identité à travers des tenues vestimentaires originales, en l’occurrence grunge depuis un mois. Chose curieuse, maman ne dit rien.

 GUITARE MANGA

Antonelle pénètre doucement dans la chambre d’amis.

- Tu dors Mamy ?

- Non non ! Je me reposais en vous attendant. Allumez la lumière mes chéries

 La lumière crue leur fait cligner des yeux à toutes les deux.

 - Mamy ! s’exclame joyeusement l’adolescente en se précipitant dans les bras de la vieille dame à peine relevée.

 - Tout doux ma belle, tu vas me casser, voyons laquelle es-tu ? demande la voix cristalline en la repoussant légèrement. Ah ma douce Antonnelle …                                                                                               

 - …..

 Elle aperçoit du même coup la mine défaite et l’air égaré de sa petite fille.

 - Qu’est-ce qui t ‘arrive Antonelle. Où est ta sœur ? Souffle t-elle tout bas.

 La jeune fille éclate en sanglots.

 

Dans la cuisine, le bruit régulier du batteur électrique continue son œuvre, ponctué en sourdine par les accords de «Wanna get free» de Shaka Ponk, que Paul joue en boucle sur sa guitare depuis quinze jours, dans la chambre à côté.

 

 

La tête dans le cou de sa grand-mère, Antonelle raconte les événements de l’après-midi et surtout l’absence prolongée sans nouvelle »

Mamy est complétement assise dans le lit maintenant,. Elle prend doucement la tête de sa petite fille entre ses mains, la force à la regarder. Antonelle voit bien que le visage de sa grand-mère a perdu son sourire lui aussi

 -On va la retrouver très vite. Je te le promets ma chérie. Tu me crois ?

 Un hochement de tête est suffisant en réponse.

 - Allez hop ma puce, on retourne au lycée ! Martiiine, je vais faire un tour avec les filles,  annonce t-elle en s’efforçant de hausser la voix d’un ton au-dessus de celui de l’ustensile de cuisine

 - Soyez-là dans une heure, le dîner n’attendra pas, répond maman en écho.

 

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Emmitouflées jusqu’au cou et main dans la main, elles descendent prudemment les marches de l’escalier extérieur.

- Pourvu qu’on ne croise pas grand-père, il va encore ronchonner de me voir sortir à cette heure-ci. Il devient de plus en plus grincheux tu sais… », tente de plaisanter mamy.

 Elles sont maintenant dehors, il fait de plus en plus froid en ce mois de février. A dix-huit heures, la nuit est tombée depuis longtemps, et les petites ruelles pavées de Honfleur sont à peine éclairées…

Pas un mot n’est prononcé. Elles se tiennent par la main, c’est tout. Elles savent toutes les deux que l’autre est inquiète à juste titre, et avancent la tête baissée sans parler.

 texto

Un «  Ding dong » dans la poche d’Antonelle les stoppe instantanément. Un texto…enfin…

 L’adolescente lit le message…puis tend silencieusement le téléphone à sa grand-mère.

 

« Tu ne me croiras jamais Antonelle… j’ai retrouvé papa !!!!! Attends-moi devant le lycée dans cinq minutes. Tu vas le voir toi aussi… »

 

Hé bien ! On dirait que c’est Noël après l’heure les filles, dit doucement mamy. Tu sais ma chérie, je vais aller boire une tisane, au café à l’angle de la rue, vous me rejoindrez dans un quart d ‘heure toutes les deux, vous me raconterez, mais ensuite pas un mot, à PERSONNE. Compris ? On avisera plus tard »

 

Il flotte un beau sourire sur son visage…mais pas aussi lumineux que celui qui éclaire celui d’Antonelle quand elle se dirige vers la voiture grise stationnée à vingt mètres…