La CouleuR  Des  SEntIMenTs



(mille excuses pour l'emprunt du titre du livre de Kathryn Stockett)

 

 Quatre pots de peinture sur une planche montée sur des tréteaux en guise de table. A droite de chaque pot, quatre pinceaux  aux poils jaunis par le temps, mais qui manifestement n’ont jamais été utilisés. Ils ont l’air d’attendre  le partenaire idéal, celui qui  laissera exprimer sa créativité. Ils seront le prolongement de son « moi », le miroir de l’âme de celui qui osera les toucher, les choisir, les faire parler, chanter, danser sur la toile vierge. La toile ?

Quatre murs blancs, nus, avides  de l’imagination féconde d’un peintre auteur.

Cela fait  si longtemps qu’ils attendent, cloitrés dans cette pièce isolée, depuis la nuit des temps…  Qui les a placés là ? Qui a fermé la porte à double tour ?  Qui en a dissimulé l’ouverture, réservant l’accès à « l’élu » ?

Quelle importance ? L’instant va arriver…Ils le sentent et se préparent à l’acte.

 

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Zut ! Encore un ongle cassé à force de m’évertuer à décoller le coin du dernier lé de ce papier vieillot qui recouvrait encore jusqu’à ce matin, la totalité des murs de « MA pièce »

J’insiste sur le « MA » J’ai enfin trouvé l’endroit idéal. Un énorme coup de cœur.

 En soi l’appartement est ordinaire,  « un peu vieillot », me suis-je dit en débutant la visite. 

Effaçant la déception d’une cuisine et  d’un salon minuscules sentant l’humidité, j’ai pénétré dans l’unique chambre, déportée au bout d’un couloir sombre et étroit.

Un seul pas au delà du seuil  et mon cœur a fait une embardée brutale, oublié au moins trois battements, avec pour résultat une  accélération réflexe de son rythme, à la limite du désagréable.

 Je l’ai adoré immédiatement cette pièce…l’endroit propice pour écrire. Elle avait juste besoin d’un « coup de jeunesse » Comme moi. On va faire peau neuve toutes les deux. Elle avec un magnifique papier jaune vif, symbole de lumière et moi…eh bien moi je me contenterai de faire la peau aux bleus de mon âme, c’est déjà pas mal. De toute façon, je ne pourrai rien faire contre la peau d’orange de mes cuisses…(mais ceci est une autre histoire qui n’a rien à voir, et surtout insoluble avec un simple déménagement.)

 C’est en tirant sur le papier que j’aperçois le chambranle d’une nouvelle porte, dissimulée sous la tapisserie.

 

« Et en prime, il y a une pièce secrète ! Génial  Sauf pour les impôts locaux… J’hésite entre jubilation et désespoir en pensant à mon compte en banque déjà considérablement mis à mal depuis mon fameux coup de cœur.

 « Au diable l’avarice ! »

J’ai à peine posé ma main sur la surface de la porte, que celle-ci émet un cliquetis musical en m’invitant à l’intérieur.


La lumière éblouissante qui se réfléchit sur les murs blancs, me fait immédiatement cligner des  paupières et porter la main en écran devant mes yeux.

 Comment cela est-il possible ? Il n’y a aucune ouverture sur l’extérieur. Intriguée, je fais deux pas de plus.

 Il fait chaud dans cette pièce, c’est vraiment curieux, cette différence de température et de luminosité avec la chambre attenante. Je continue d’avancer, fascinée par le magnétisme qui me pousse à découvrir le POURQUOI ?

 C’est à ce moment que j’aperçois la table,  les pots sur la table, et les pinceaux à côté des pots… J’approche encore. Les pots semblent  m’inviter à soulever leurs couvercles.

Je me trompe ou ai-je vu frémir  les poils de ce pinceau ?

 

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couleur 2« C’est le moment  tant attendu, la finalité, elle est là, celle qui va faire vivre nos couleurs,bafouillent les pinceaux en s’emmêlant d’impatience

 - Que va-t-elle en faire ? s’interroge le jaune

 - Dans quel état d’esprit se trouve t-elle. ? hésite le rouge

 -  Saura t-elle peindre la couleur des sentiments, la couleur du temps, la couleur du vent ? »s’inquiète le  bleu

 - Faites lui confiance, comme moi, répond le mur du fond. Je l’attends depuis si longtemps, mais elle ne le sait pas encore…

 Le blanc se tait, habitué à faire la synthèse de ses compagnons.

 

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Les couvercles sont désormais posés à côté des pots, dévoilant un contenu coloré et crémeux. Il y a  là du bleu, du jaune, du rouge et du blanc. Je ne suis pas peintre, tout au plus « barbouilleuse » du dimanche… et aujourd’hui  nous sommes samedi. Pourtant j’ai l’envie irrépressible de créer.  Créer quoi ? Je ne sais pas réellement. Une sorte de besoin.

 Je respire l’odeur de la peinture, échappée des pots, ferme les yeux, attentive aux émotions qui envahissent ma tête. Mon cerveau me renvoie un souvenir d’enfance : Moi ,heureuse entre mes parents. 

Je cours sur la plage avec le cerf volant que mon père a fabriqué, accroché au bout de mes mains malhabiles. Papa m’aide à le manœuvrer, maman rit de nous voir nous emmêler dans les fils de l’engin qui vole dans le ciel.

 Ma main se tend tout naturellement vers le pinceau à droite du pot de peinture rouge. J’en dépose une large portion sur le coin de la table qui vient de s’improviser palette de peintre. Une égale quantité de jaune, et me voici créatrice d’un magnifique orangé que je m’empresse d’appliquer en volutes joyeuses sur le mur vierge à gauche de la pièce.

Ma main m’échappe, j’ai l’impression que le pinceau connaît la joie de l’enfant que j’étais.

Le cerf volant prend vie sous mes yeux, s’envolant librement dans un ciel d’azur exprimé grâce à une superbe teintecyan.

Je ressens une incroyable sensation de bonheur. Moi qui croyais que les souvenirs s’effaçaient au fil du temps Ils étaient  bien là, séquestrés au fond de moi mais ne savaient pas comment s’échapper.

Je regarde avec tendresse  une scène de ma vie, taguée sur ce mur plein de joie.

 

couleur 3

 

Sur le mur de droite, je ressens le besoin de mêler du bleu et du rouge. Un violet vif apparaît que je choisis d’adoucir en ajoutant une pointe de blanc. De nouveau, le pinceau semble être autonome entre mes mains. Violet la couleur du deuil, mais aussi le mélange de deux couleurs primaires qui reflètent l’amour : le rouge et le bleu. 

Mon père, ma sœur apparaissent devant mes yeux médusés, auréolés d’étoiles magenta. J’ai toujours cru au néant après la mort…Je me rends compte que je peux matérialiser leur absence, il suffit de me laisser aller et d’être à mon écoute.        Les émotions se succèdent,  se bousculent en salves salutaires, dans ma tête.

 

Le mur du fond est toujours vierge, nu à l’instar d’une toile  neuve sur son chevalet, d’une page blanche qui attend patiemment que l’auteur y couche ses mots.

Il semble me dire : «  C’est bien, Agathe, mais tu n’as exprimé qu’une infime partie de ton moi profond.  Il t’était nécessaire de peindre la couleur de tes souvenirs, celle du temps qui passe, la couleur de l’amour.  Je veux maintenant que tu éclabousses mon mur de tes émotions, de tes passions, de tes rages, de tes colères,

C’est l’heure d’étaler les couleurs de ton monde, c’est l’heure des couleurs de tes mots et celle de tes maux aussi »

J’objecte mentalement : « Je ne sais pas si je vais savoir…je n’ai jamais su jusqu’à présent… »

 - Lâche prise, saisis ce moment de Carpe Diem, il est temps, semble me répondre la surface blanche face à moi.

 

Je laisse tomber brutalement les pinceaux. Je trempe mes mains à même dans la peinture, en essuyant de façon très imparfaite mes doigts sur ma robe entre chaque prise de couleur. Mes sentiments se mélangent, s’entrechoquent, se bousculent de la même façon. Je ressens le besoin essentiel de déverser leur trop-plein sur ce mur exutoire.

 Alors….

                                 couleur 4

Je griffe le plâtre d’un vert de rage contre l’égoïsme du monde,

Eclabousse en rouge mes révoltes face à l’injustice,

Je décore d’un rire jaune les promesses d’un meilleur,

Et tague ma peur bleue de  devenir comme eux.

Je colore l’espoir d’une vie toute en rose,

Et caresse le mur d’une teinte rouge passion,

Je peins en vert mes idées noires,

Tache quelques touches d’humour noir sur blanc,

…Et dépose dessus une empreinte fleur bleue …

 

 

Et du bout de l’index j’écris une chaine de mots en  lettres capitales :

 

LIBERTE ……….AMOUR………..RESPECT…….SOLIDARITE……

 

Les pots vides jonchent le sol, la table est devenue une palette aux couleurs des valeurs de ma vie.

Les pinceaux, poils épars, représentent la mixité des couleurs du monde.

Apaisée, maculée de la couleur de mes émotions,  je ferme doucement la porte et pose le premier lé de ma nouvelle tapisserie jaune vif.

couleur 1