Highway 87


highway 87

 

En entendant le bruit du moteur, Jane jette un œil par la fenêtre qui donne sur le poste à essence. Le véhicule a ralenti à la lecture du message dissuasif, accroché à deux fils d’acier… « Si vous venez ici pour du sexe, vous repartirez avec du plomb ». Elle a l’habitude. Une ultime hésitation et la voiture stoppe devant la pompe, en faisant s’envoler des volutes de poussière ocre.


Jane sait qu’il n’a pas le choix s’il veut poursuivre sa route et ne pas tomber en rade de carburant avant Alice Springs. C’était l’argument de Jack quand il a insisté pour acheter cette station.


-Tu verras chérie, on va se faire des c….en or. C’est le dernier ravitaillement en essence sur la Highway 87. On va installer un point d’eau et de quoi se nourrir sur le pouce, tout le monde s’arrêtera, c’est sûr !


C’était tout Jack. On ne pouvait jamais lui résister, elle n’avait pas essayé d’ailleurs. Seulement voilà, Jack s’était trompé, hormis pendant les périodes de festival, il ne circulait pas plus d’une dizaine de voitures par jour sur la Highway, et plus de la moitié passaient leur route sans halte, préférant avaler la ligne droite à perte d’horizon pour atteindre au plus vite à la ville mythique.


Au fil du temps et des ennuis d’argent, l’alcoolisme de son mari avait succédé à une dépression récurrente, et il y a trois ans, il les avait plantées là, ses deux gamines et elle, seules au bord de la 87 et sur le bas-côté de la vie.


«  Je vais chercher du boulot et je reviendrai vous chercher dès que possible » était le dernier mensonge qu’il avait déposé sur la table de la cuisine. Depuis plus rien.

 

panneau affichage alice  Trois ans que Jane se promet qu’elle va sortir Amber et   Stacy de cet endroit perdu au milieu de nulle part. Trois ans aussi qu’elle a  sa carabine à portée de main sous la caisse, pour dissuader les visiteurs mal intentionnés. Parmi ceux-ci :


-       Les mauvais payeurs, qui remontent en voiture sans passer par la caisse – le dernier en date s’en mord encore les doigts, il a dû changer les deux pneus arrière de sa Chevrolet Suburban.


        Les bien-intentionnés qui pensent qu’elle a besoin de réconfort physique – en général ils comprennent vite que Jane a une profonde aversion pour les « coups d’un soir ».

-      

    Ceux qui en veulent à sa caisse…même au peu que contient le tiroir.


Dans tous ces cas, le fusil est un argument parfait…

 

Jane porte une main à son front en sueur et relève la mèche blonde ondulée, qui  occulte son regard clair. Elle n’est pas belle à proprement parler, mais « Elle du chien » comme disent d’elle les aborigènes qui l’ont rencontrée.


-       Jane ? Une fille rudement bien gaulée, mais fait pas bon la contrarier, s’esclaffent-ils en vidant une bière. Gare à toi si tu l’approches de trop près !


Elle sait tout ça Jane, mais elle s’en moque. Leur survie est à ce prix…

 

L’homme a sauté d’un pickup Toyota, recouvert d’un épais manteau de poussière qui ne permet pas de deviner sa couleur. Vert foncé peut-être… Qu’importe…


Il parait mince mais l’obscurité naissante du ciel et la distance qui le sépare de la station essence, empêchent de définir s’il est jeune ou non. Jane vérifie d’un coup d’œil la présence de sa carabine et sa main glisse dans le tiroir – sentir les cartouches de chevrotine la rassure.

 

   -        C’est pourquoi ? lance-t-elle d’une voix forte par la fenêtre.

  -   Bonjour M’dame, vous pouvez me faire le plein s’il vous plaît ? dit l’homme en s’approchant.

   -   Il faut payer d’avance ici, observe Jane, en plantant ses yeux bleus dans les Ray Ban de l’individu. Et ôtez vos lunettes, j’aime bien savoir à qui j’ai affaire.

   -    Pas de problème, c’est normal, répond l’homme d’une voix traînante, en soulevant lentement sa monture.


 Il a un air bizarre ce type », se dit Jane, en croisant les pupilles délavées… un peu comme s’il regardait au-delà de mon épaule. Elle sait que le mur derrière elle est nu, et pourtant elle a presque le réflexe de se retourner.

Pas question de lui tourner le dos » Les doigts de sa main gauche se sont resserrés autour de la crosse du fusil.


   -       Entrez, ça fera cinquante dollars.  Elle se souvient du jour où on lui a volé sa recette. Depuis elle ne bouge plus de derrière le comptoir pendant que sa fille aînée remplit les réservoirs.


   -       Amber !!! Ramène-toi, il y a un client…

 

En réponse à l’injonction de sa mère, une adolescente d’une quinzaine d’année sort par l’unique porte située dans le fond de la pièce.


   -       Tout de suite M’man 


    Elle a hérité des yeux bleus et de la chevelure indisciplinée maternelle, et il est facile de deviner qu’elle va devenir magnifique. Ça rend sa mère encore plus méfiante et protectrice. Amber sait qu’elle ne doit pas regarder les hommes dans les yeux et baisse le regard en passant près du visiteur. Elle va en chantonnant jusqu’à la pompe à essence et attend le « feu vert » pour retirer le bouchon du réservoir.

 

L’individu a sorti cinq billets et les tend à Jane, qui ébauche un geste pour les saisir. Un contact furtif, deux paumes à peine effleurées…et la vie de Jane et de ses filles va basculer…


L’homme  a pratiquement fait un bond en arrière en la touchant et pourtant sa main s’est agrippée à la main droite de la jeune femme. Celle-ci a une sensation intense de brûlure.


-       Lâchez-moi tout de suite, ordonne-t-elle d’une voix sourde, mais elle ne peut détacher son regard de celui de l’homme qui s’est mis à briller d’une lueur intense.


A l’extérieur, Amber attend toujours le signal de sa mère en mâchonnant son éternel chewing-gum à la fraise.

 station

   

   -     Qui est Jack ? Lâche l’homme.


Le cœur de Jane fait un bond immense dans sa poitrine en entendant ces trois mots. Elle est tétanisée.


   -       Fichez-moi le camp immédiatement ! Et d’abord qui êtes-vous ?


   -       Répondez-moi je vous en prie, je vous expliquerai.

 

Jane sait qu’elle devrait sortir son fusil et chasser l’intrus immédiatement, mais elle s’entend répondre :


   -       Jack est mon mari.


   -       Donnez-moi votre deuxième main. Je vais vous parler de lui.


   -       C’est lui qui vous envoie ? Parce que vous pouvez lui dire qu’il aille se faire foutre !


   -   Nan, marmonne l’homme d’une voix atone…Je ne le connais pas…enfin pas vraiment…Je m’appelle Steve, je vais au festival de l’art aborigène à Alice et…hum…comment vous expliquer ? je suis médium bien malgré moi. Un contact physique avec une personne et je perçois sa vie et celle de ses proches. Je sais que cela est incroyable mais là, j’entends la voix de Jack dans ma tête.


   -       Foutaises ! s’écrie Jane, sans bouger pour autant.

 

Le regard de l’homme a encore changé… vidé de toute expression, on dirait qu’il est ailleurs, au-delà de sa présence dans cette pièce.


Les mots qui suivent retirent toute velléité de défense à l’australienne.


   -       Jack a besoin de vous. Il est malade, très malade et dit qu’il doit absolument voir ses filles.

   -     Trop facile ! si vous voulez que je vous croie, dîtes-moi une chose que ni vous ni lui ne pouvez pas savoir.

 

Steve ferme les yeux. Dans sa bouche, la voix de Jack murmure :


   -       Je suis fier de toi ma pierre de Lune, tu as su protéger nos filles bien mieux que moi. Je vois Amber, mais pourquoi as-tu laissé Stacy passer l’après-midi chez son amie Lou-Ann ? Et pourquoi n’as-tu pas terminé le tableau ?


Les yeux de Jane s’emplissent de larmes à l’évocation du portrait de leurs filles, commencé quand la cadette avait deux ans. Elle n’en avait jamais parlé à quiconque. Jack ne prononçait jamais non plus en société le petit nom dont il l’affublait au début de leur relation.

   -           Je ne peux pas le croire, ce n’est pas possible…

 

      Steve/Jack poursuit :

   -       Je t’avais promis que je reviendrais te chercher dès que j’aurais suffisamment d’argent. Ça y est ma puce, j’ai gagné un gros pactole, tu vas pouvoir quitter ce trou à rats. Amber et Stacy vont poursuivre leurs études à la ville. Je ne peux plus me déplacer, venez me rejoindre mes chéries.


Dans la cour, Amber a fini par s’inquiéter du mutisme de sa mère. Elle rentre dans la maison, la voit en larmes, les mains enfermées dans celles du client. Elle entend la dernière phrase de ce type qui a la voix de son père.


   -       M’man qu’est-ce qu’il t’a fait ? s’affole-t-elle.


Sa mère la regarde avec un sourire immense et dit simplement :


   -       Ma puce, va vite faire tes bagages et appelle ta sœur. Ça y est… On s’en va d’ici…